Le rôle des arts pour une éducation citoyenne humaniste
Martha Nussbaum, Les émotions démocratiques : comment former le citoyen du XXIiem siècle ? (extraits)
« [Nous avons oublié l’importance d’ouvrir l’âme,] de donner à une personne les clés d’accès à un monde riche, subtil, complexe ; ce que c’est que de rencontrer une autre personne comme une âme, plutôt que comme un simple instrument utile ou un obstacle pour ses propres projets ; ce que c’est que de parler en personne dotée d’une âme à une autre personne que l’on considère comme tout aussi profonde et complexe que soi-même.
[J’entends par âme ce que] Tagore et Alcott entendaient tous les deux par là : les capacités de pensée et d’imagination qui nous rendent humains et font de nos relations des relations humaines riches, plutôt que des relations de simple usage et manipulation. Lorsque nous nous rencontrons en société, si nous n’avons pas appris à voir à la fois nous-même et autrui de cette manière, en imaginant en l’autre les facultés intérieures de pensée et d’émotion, la démocratie est vouée à l’échec. Car la démocratie est construite sur le respect et l’attention, et ces qualités dépendent à leur tour de la capacité de voir les autres comme des êtres humains et non comme de simples objets. »
« La capacité à imaginer l’expérience d’un autre, capacité que presque tous les êtres humains possèdent à quelque degré, doit être largement développée et affinée si nous voulons espérer maintenir des institutions décentes, malgré les nombreuses divisions qui marquent toute société moderne. »
« Jean-Jacques Rousseau accorde un rôle central à l’apprentissage de la fondamentale faiblesse humaine : il affirme que seule la connaissance de cette faiblesse nous rend sociables et nous tourne vers l’humanité. (…) Si la culture adolescente définit l’« homme vrai » comme quelqu’un qui n’a ni faiblesse ni besoin, ou qui contrôle tout ce dont il a besoin dans la vie, un tel enseignement nourrira le narcissisme infantile et inhibera fortement l’extension de la sympathie aux femmes et, de manière générale, aux individus perçus comme faibles ou subordonnés. Les psychologues Dan Kindlon et Michael Thompson ont observé ce phénomène à l’œuvre chez les adolescents américains. Toutes les cultures dépeignent peu ou prou la virilité sous la figure du contrôle, mais c’est à coup sûr le cas de la culture américaine, qui présente aux jeunes l’image du cow-boy solitaire qui se suffit à lui-même, sans aucune aide extérieure, comme modèle. Comme y insistent Kindlon et Thompson, essayer d’être cet homme idéal suppose de prétendre contrôler un monde que l’on ne contrôle pas réellement. Cette prétention est mise à mal presque quotidiennement par la vie elle-même, lorsque le jeune « homme vrai » ressent faim, fatigue, désir, souvent maladie et peur. Si bien qu’un courant souterrain de honte traverse la psyché de tout individu qui vit à travers ce mythe : je suis censé être un « homme vrai », mais je sens que je ne contrôle pas mon propre environnement, ni même mon corps, de bien des manières. Si la honte est une réaction quasiment universelle à la vulnérabilité humaine, elle est bien plus intense chez les gens qui ont été élevés selon le mythe du contrôle total plutôt que selon un idéal de besoin mutuel et d’interdépendance. De nouveau, on peut donc voir combien il est important que les enfants n’aspirent pas au contrôle ou à l’invulnérabilité, en définissant des projets et des possibilités qui s’élèvent au-dessus du sort commun à la vie humaine, mais apprennent au contraire à apprécier pleinement la manière dont la faiblesse humaine commune est expérimentée dans un large ensemble de circonstances sociales et comprennent comment différents arrangements sociaux et politiques affectent les vulnérabilités que partagent tous les êtres humains. (…) Ce parcours – narcissisme, vulnérabilité, honte, dégoût et compassion – me semble être le cœur d’une éducation tournée vers la citoyenneté démocratique. »
« Une [importante capacité du citoyen] est ce qu’on peut appeler l’imagination narrative. J’entends par là la capacité à imaginer l’effet que cela fait d’être à la place d’un autre, à interpréter intelligemment l’histoire de cette personne, à comprendre les émotions, les souhaits et les désirs qu’elle peut avoir. Le développement de cette sympathie se trouve au cœur des meilleurs projets modernes d’éducation démocratique, en Occident et ailleurs. »
« [Une possibilité pour empêcher ces sentiments de] dégoût et de honte, est de reconnaître qu’un contrôle total n’est ni possible ni souhaitable, que le monde est un endroit où nous avons tous des faiblesses et devons trouver des manières de nous entraider. Il faut pour cela être capable de considérer le monde comme un endroit où l’on n’est pas seul, où d’autres personnes ont leur propre vie, leurs propres besoins et le droit de rechercher leur satisfaction. »